« C’est le moment pour la France de bâtir une flotte stratégique »

Interview de Philippe Louis-Dreyfus, CCE, Président du Conseil de Surveillance du groupe Louis Dreyfus Armateurs

 

Philippe Louis-Dreyfus souligne l’intérêt et la nécessité de mettre en place une flotte stratégique qui peut jouer un rôle clé pour la souveraineté de la France.

 

 Vous défendez un projet de flotte stratégique, en quoi est-ce une nécessité ?

Je m’intéresse à ce sujet depuis plus d’une dizaine d’années, car cela concerne la souveraineté de notre pays c’est-à-dire notre capacité à assumer nos choix stratégiques. Et le thème est d’actualité puisque qu’une mission parlementaire, menée par Yannick Chenevard, travaille actuellement sur ce sujet à la demande de la Première Ministre et du Secrétaire d’Etat chargé de la mer, Hervé Berville. Une flotte stratégique est un impératif sur le plan militaire mais aussi, plus largement, au niveau économique et social.

Sur le plan économique, le Covid nous a fait prendre conscience de l’importance de cette nécessaire souveraineté. En effet on s’est rendu compte que l’on ne produisait plus en France de manière indépendante de l’étranger de nombreux produits et services de première nécessité. Notre pays est devenu extrêmement tributaire pour certains produits essentiels. Sans certaines matières premières nous n’avons plus la capacité de fabriquer nos propres produits, pour les consommer ou les exporter. Ces lacunes ont aussi des répercussions au niveau social. La perte de nos industries entraîne des pertes d’emplois. Et il ne s’agit pas seulement d’emplois primaires ou secondaires, cela concerne également des emplois à forte valeur ajoutée, notamment dans l’armement ou la construction navale.

En théorie la France est la 2ème puissance maritime mondiale, avec une zone maritime que le monde entier nous envie. Cela nous donne des atouts énormes comme des droits de pêche étendus et la possibilité d’exploration des fonds marins. Cependant, dans les faits, la France est incapable d’assumer pleinement sa souveraineté sur cette immense zone. Pour la surveiller, ou la défendre il faudrait une flotte suffisante en termes militaires bien sûr, mais pas seulement.  La guerre en Ukraine a sensibilisé les Français à ce problème. Elle nous a fait réaliser que nous n’avons plus forcément les moyens de nous défendre alors que nous vivons dans un monde de plus en plus dangereux. Une flotte stratégique inclut des bâtiments militaires mais aussi des éléments de flotte commerciale. On peut donner l’exemple des navires câbliers.

 

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi les navires câbliers sont un aspect essentiel ?

Les navires câbliers sont le premier élément de notre flotte stratégique. La France possède la plus grande flotte de câbliers au monde, ce qui n’est pas su. Notre pays dispose d’une vingtaine de ces navires dont une douzaine sont armés par notre Groupe. Sur nos 12 navires, 9 sont sous pavillon français, les autres sont sous pavillons indonésien ou malaisien où ils travaillent. Ces navires câbliers posent, entretiennent, ou encore réparent les câbles sous-marins, un élément essentiel des communications actuelles  : 95% des communications de toute forme (email, téléphone, fichiers, streaming, internet, etc…) passent par les câbles sous-marins. Une coupure de ces câbles provoquerait des dommages considérables aux pays touchés. Or de telles coupures sont parfaitement envisageables : on a vu il y a quelques mois, avec la coupure du réseau gazier dans la mer Baltique, à quel point ces tuyaux sous-marins sont fragiles et exposés. Comme il est impossible de tout surveiller en permanence, il faut au moins veiller à avoir la capacité de les réparer rapidement.

La nécessité de cette flotte est donc évidente et il est essentiel qu’elle reste sous pavillon français. Il faudrait veiller à ne pas voir se reproduire ce qui s’est passé avec la flotte de recherche sismique française. Lorsque pour des raisons financières, CGG a abandonné cette activité, la France a perdu les compétences et savoir-faire nécessaires pour construire et opérer ces navires sismiques. En effet, le concept de flotte stratégique désigne à la fois les infrastructures, les navires, mais surtout les hommes.

 

Quel est justement le rôle des hommes dans cette flotte stratégique ?

Il y a actuellement environ 700 marins en France formés et spécialisés pour les navires câbliers. La spécificité des équipes du groupe LDA est qu’elles sont capables de gérer l’ensemble de la procédure qui comprend 3 types de compétences. Tout d’abord la gestion nautique (aller d’un point A à un point B) puis le positionnement dynamique (c’est-à-dire se positionner à un endroit très précis déterminé par liaison satellite puis maintenir le navire en position quasi immobile, même par des conditions météo très compliquées) et enfin la pose ou la réparation des câbles.

Il faut des équipages bien formés, à la pointe sur les dernières techniques. Et il faut que les navires soient bien entretenus et toujours opérationnels c’est-à-dire qu’ils « tournent » en permanence. Pour cela il faut qu’il y ait …des clients. Cela devrait venir d’une solidarité entre entreprises françaises.

 

Et comment susciter cette solidarité ?

Mon idée n’est pas de faire du protectionnisme. Il n’est pas question d’obliger les donneurs d’ordre à utiliser des navires français, mais de les amener à faire preuve de solidarité. Cela existe dans de nombreux pays, comme le Japon, où sans aucune réglementation, il existe une tendance à privilégier les fournisseurs japonais. Ce serait bien que de la même manière les acheteurs de grands groupes français soient prêts à privilégier les bateaux français, plutôt que de tenir compte uniquement du prix ! Pour que se mette en place une culture de la solidarité, il faut aussi une volonté politique. Une précision importante : lorsque l’on parle de flotte stratégique, il ne s’agit pas d’obtenir des budgets supplémentaires et des subventions. Cependant l’Etat peut aider à leur construction en garantissant certains crédits, en donnant des garanties. Et cela en échange de l’acceptation que ces navires puissent être réquisitionnés par l’Etat en cas de besoin, ou que leur propriétaire ne puisse les céder sans l’accord préalable de l’Etat. Il y a une forte modification culturelle derrière ces idées.

J’espère donc que le rapport prévu pour fin juillet du Député Yannick Chenevard, conclura à la nécessité d’une flotte stratégique, et surtout qu’il sera suivi d’effet.

Biographie

Président du Conseil de Surveillance

du groupe Louis Dreyfus Armateurs

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